vingt secondes d'apesanteur

Publié le par Damien

scénario :

-première séquence de Solaris : Chris Kelvin se promène au bord de l'étang près de la maison familiale

 

     Le psychologue Chris Kelvin est envoyé dans la station Solaris (en orbite autour de la planète du même nom) pour enquêter sur les circonstances du suicide de Gibarian, un physicien qu'il a connu quand il était étudiant. Sur place, il découvre une station, quasiment laissée à l'abandon, et les collègues de Gibarian dans un état de nervosité intense. La raison de tout cela ne tarde pas à se manifester : à son premier réveil, il reçoit la visite de son épouse Harey, morte sur terre quelques années plus tôt. Il apprend que les deux autres membres de l'équipe, Snaut et Sartorius, se calfeutrent et de défendent contre leurs propres "visiteurs", fruits de leur souvenirs et de leur culpabilité.

Harey ne se souvient qu'intuitivement et par éclipses de la vie qu'elle a vécue sur terre, elle ne se rappelle pas notamment s'être suicidée après leur rupture amoureuse, acte dont Kelvin se considère responsable. Il tente à nouveau de se débarrasser de ce qu'il estime, comme ses compagnons d'infortune, n'être qu'une créature infra-humaine, matérialisée par l'esprit de la planète (un gigantesque océan gélatineux qui couvre sa surface) pour se défendre contre les intrusions humaines. Il enferme donc Harey dans une capsule et l'envoie dans l'espace. Mais il la retrouve à nouveau au chevet de son lit, quelques heures plus tard, aussi amnésique que la veille, ne se souvenant que d'une seule chose, son amour pour le psychologue.

L'océan de Solaris : des images qui demeurent impressionnantes dans un film assez sobre en effets spéciaux.

Chris Kelvin, contre l'avis du professeur Sartorius et du physicien Snaut décide de rester vivre avec son épouse dans la station pour saisir l'occasion que lui donne Solaris de réaliser dans l'espace l'amour qui s'est tragiquement fini sur terre. 

vingt secondes d'apesanteur

Harey est restée dans la bibliothèque de l'astronef. Il s'agit un salon à l'ancienne, tapissé de vieux livres, sans aucun hublot par lequel puisse filtrer l'étranger lumière de Solaris. Seule sa rotondité rappelle que nous sommes dans une station orbitale. La jeune "femme" est assise sur le bureau et contemple un tableau de Brughel fixé au mur. La caméra filme longuement chaque parcelle du paysage peint, un paysage de neige qui rappelle à la fois les plans d'Andreï Roublev et l'étang enneigé au bord duquel les parents de Kelvin, dans les souvenirs de celui-ci, ont établi leur datcha. Dans le tableau médiéval, des veneurs et des rabatteurs regagnent leur foyer après la chasse. Sur l'étang gelé en contrebas, des enfants s'amusent à faire des glissades ; de la fumée sort par les toits ; la bande-son diffuse des murmures et des rumeurs de village. Le sentiment d'appartenir à une communauté humaine, l'affirmation d'une "commune présence" médiatisée par le paysage se manifestent fortement à l'esprit du spectateur au cours de cette scène. Nous sommes dans l'enracinement absolu. Les inconditionnels de Science-FIction qui ont découvert à sa sortie ce film de Tarkovski, n'ont pu qu'être déçus par la pauvreté des effets spéciaux et le décor de carton-pâte (à cet égard, le film apparaît comme une régression par rapport à la machinerie de 2001 l'odyssée de l'espace). Tarkovski a fait le choix paradoxal de construire un film qui glorifie la "vie sur terre", la vie au contact de la nature et de ses mystères, en partant d'une situation extra-terrestre.

Autre paradoxe du montage, c'est au moment précis où la caméra cesse de filmer les créatures du tableau qu'un chandelier commence à s'élever et flotter dans la bibliothèque. Le cristal du lustre se met à tinter avec d'étranges ruissellements musicaux. Harey et Kelvin embrassés lévitent à leur tour au milieu de la pièce ronde. Le spectateur se remémore alors une parole de Snaut et comprend que c'est le changement d'orbite de la station qui a provoqué ce moment d'apesanteur, mais ce souvenir n'atténue pas le sentiment qu'il a l'impression d'assister à un étrange ballet : les mouvements du couple ressemblent à une valse filmée au ralenti. Après la polémique de la scène précédente qui ont opposé entre eux les membres de l'équipage, ce moment de calme et de légèreté poétique résonne doublement.

Cette scène prélude à la découverte finale de Kelvin : la science que les hommes vont chercher au fin fond de l'espace n'aura jamais autant d'importance que les mystères que la vie sur terre les destine à approfondir, en particulier les mystères de l'amour, de la "commune présence", et ceux de la mémoire.

Tarkovki dirigeant ses acteurs : Donatas Banionis (Kelvin), Natalia Bondartchouk (Harey)

Il n'est pas étonnant que dans une période d'oppression, les églises de Russie aient salué ce long-métrage comme une oeuvre de résistance face au matérialisme marxiste. Mais le propos de Tarkovski s'avère plus humaniste que religieux ; Solaris, pas plus que le roman de Lem ne nous permet d'entrevoir la moindre transcendance. Si l'océan semble matérialiser dans le dernier plan le paradis perdu, rien ne dit que cette projection soit le fruit d'une volonté, ni que l'invitation finale à rejoindre ce paradis ait valeur de rédemption. Le seul paradis envisageable est sur terre, pour qui sait aimer.

La beauté de cette scène dans la bibliothèque réside entièrement dans ce paradoxe : l'enracinement dans la nature, et la contemplation des mille spectacles qu'elle nous donne à voir ne sont pas des obstacles à l'envol de la conscience humaine, mais au contraire ils en sont la condition. La science cartésienne qui, mue par un étrange orgeuil, rejette le sensible et veut résoudre le monde en posant des équations (avec l'ambition explicite de le conquérir de cette façon) nous entraîne loin de la sagesse qui est notre véritable but. Tel est au passage le contenu vraiment subversif du film dans le contexte scientiste de la Russie soviétique des années 70.

Solaristique et altérologie

Le roman de Stanislas Lem, pour certains, s'encombre beaucoup de considérations pseudo-scientifiques qui n'enrichissent pas fondamentalement l'intrigue et la pensée sous-jacente. Je crois qu'au contraire, on ne peut faire l'impasse sur ces nombreuses pages que Lem a consacrées à l'Océan mystérieux qui couvre la planête et en particulier à la chronologie des hypothèses qui ont été formulées à son sujet. Je pense notamment au récit des débuts de la solaristique tel qu'il apparaît dans le livre un peu académique que Kelvin relit dans la station (p258-276)

Ces pages sont importantes parce qu'elles témoignent des différentes positions que l'esprit scientifique est amené successivement à prendre devant une altérité qui lui résiste :

Dans un premier temps, les scientifiques se sont intéressés à la physique de l'océan, puis ils y ont vu un gigantesque et monstrueux animal. D'autres chercheurs plus tard ont prêté à cet animal une forme d'intelligence. Comme cette intelligence résistait aux tentatives de contact des terriens, l'école suivante a décrété que le scepticisme était de rigueur et que l'océan était indifférent aux investigations humaines, peut-être n'était-il même pas intelligent. Au fur et à mesure que la technologie destinée à filmer, analyser et répertorier les agglomérations spontanées et figuratives de l'océan (les "mimoïdes") se développaient, la théorie de son côté refluait. Le monde de la planétologie a même déploré la perte d'un savant disparu pendant qu'il survolait l'océan en escadre dans des circonstances qui s'apparentent à un premier suicide (avant celui de Gibarian). Ce désespoir est-il celui de l'homme qui n'arrive pas à trouver la vérité, ou bien celui de la planète qui se cantonne dans un autisme désespéré ? A partir de ce moment, les psychanalystes et les psychologues entrent à leur tour dans le champ de la solaristique et projettent sur les éruptions spasmodiques de l'océan les symptomes de maladies humaines (l'épilepsie, par exemple), sans beaucoup plus de succès. Puisqu'il est devenu impossible de comprendre Solaris, la recherche se tourne vers les moyens de l'exploiter et d'en tirer le profit maximum. Mais là encore les matériaux de Solaris transplantés sur terre se décomposent instantanément, leur analyse chimique s'avère improductive.

Stanislas Lem suggère lui-même une comparaison entre l'armée des chercheurs qui tentent de comprendre et de rentrer en contact avec la pellicule de Solaris avec les fidèles d'une religion révélée attendant l'apocalypse : "La solaristique, écrivait Muntius, est le succédané de religion de l'ère cosmique ; c'est une foi déguisée en science. Le Contact, ce but de la solaristique, n'est pas moins vague et obscur que la communion des Saints ou le retour du Messie"

Lem ne cautionne pas entièrement l'assimilation de la recherche de Contact cosmique à une tentative de nouer un dialogue avec le divin. Solaris n'est pas un dieu, ou bien il n'est qu'un "dieu imparfait" : "un Dieu limité dans son omniscience et dans sa toute-puissance, faillible, incapable de prévoir les conséquences de ses actes, créant des phénomènes qui engendrent l'horreur" (p309).

Ce que Solaris demeure de manière essentielle, l'homme-prométhée l'est devenu à force d'appliquer sa raison aux objets qui l'entourent. L'océan-Solaris est-il seulement conscient qu'il projette aux humains de la station les figures de leur inconscient ? L'exploitation qu'il fait de leur imaginaire fait-elle partie d'une stratégie qui vise à le protéger contre les investigations inopportunes d'étrangers ? On ne le saura pas à la fin du roman, ni à la fin du film de Tarkovski.

La "solaristique" est en fait un autre nom de l'"altérologie" (discours sur l'Autre) ; c'est à dire que le film cherche à cerner le rapport de l'homme avec un Autre absolu. Dans le cas de 2001, l'altérité est manifestée par un mégalithe qui survient tout au début du film au moment où le singe se transforme en homo faber et que l'on retrouve au dernier plan. L'Autre dans Solaris, n'est pas seulement la planète elle-même qui conserve jusqu'au bout son mystère, c'est aussi la volonté ambigüe de l'homme ("Je est un autre") qui prétend tenter d'établir un Contact avec un être étranger, mais ne trouve -et vraisemblablement ne cherche- que des miroirs de lui-même (miroirs que Solaris lui projette peut-être pour se préserver, mais peut-être aussi par complaisance). Le désintérêt supposé de la science qui veut en finir une fois pour toute avec l'anthropomorphisme est ainsi mis en question : l'abstraction dans ce film n'est-elle pas mise au service de la puissance (de ce rayonnement nucléaire qui finira par annihiler Harey) ? Cette introspection par laquelle passe Kelvin atteint son paroxysme chez son épouse qui ne sait même pas si elle est une femme ou bien un phantasme crée par une planète capable de lire dans le cerveau de son mari. Le sens de ses actes est mis en question : elle tente de suicider en avalant de l'oxigène liquide parce que sur terre, Kelvin l'a connue suicidaire. Elle semble accepter un moment n'être pas une femme à part entière, mais elle prend à témoin les savants qu'elle s'humanise peu à peu et qu'elle ressent la souffrance des femmes abandonnées.

Si au fin fond de l'espace, nous ne trouvons que des miroirs de nous-mêmes, doit-on les refuser pour chercher encore au-delà une altérité radicale, ou bien doit-on au tenter de vivre avec ces reflets de nous-mêmes que sont les personnes que nous avons connues, quitte à découvrir en elles cette altérité imparfaite qui nous ressemble sans être nous ? Ce film humaniste et défiant à l'égard du scientisme, incline à coup sûr vers la deuxième proposition.

 

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