l'inventeur et le créateur dans la société oesophagique

Publié le par Damien

 

Mes lectures sont plutôt erratiques en ce moment et ce vagabondage littéraire est propice à des rapprochements curieux. C'est ainsi dernièrement que je peux sans mal lier dans l'article qui suit un passage des Particules élémentaires de Houellebecq avec un passage des Vigiles de Tahar Djaout ; les deux textes ont en commun de poser la question de la place du créateur dans une société uniquement préoccupée de buts individualistes à caractère besogneux (dans le cas de Djaout) ou hédoniste (dans celui de Houellebecq)

1. L'inventeur blasphèmateur et marginal

Dans Les Vigiles, tahar Dajaout narre les péripéties d'un inventeur qui cherche à faire breveter son invention (un métier à tisser automatique) auprès des autorités locales et tente de se faire délivrer un passeport auprès de ces mêmes autorités pour présenter le fruit de son labeur à la foire d'Heidelberg.

Dans ses efforts pour obtenir l'un et l'autre document, il se heurte à l'immobilisme et au scepticisme de l'administration qui l'attaque sur deux fronts : 1) l'oeuvre de l'inventeur est assimilable à un blasphème 2) l'inventeur se condamne à la marginalité dans une société qui ne pense qu'à conserver son mode de vie.

Voici la réponse du Secrétaire Général de la mairie à la demande de Mahfoud Lemdjad, l'inventeur :

-"Ce n'est pas tous les jours que nous avons affaire aux inventeurs. C'est pourquoi il faut comprendre nos réactions. Vous n'ignorez pas que dans notre sainte religion les mots création et invention sont parfois condamnés parce que perçus comme une hérésie, une remise en cause de ce qui est déjà, c'est à dire de la foi et de l'ordre ambiants. Notre religion récuse les créateurs pour leur ambition et leur manque d'humilité ; oui, elle les récuse par souci de préserver la société des tourments qu'apporte l'innovation. Vous savez en outre, comme moi, que nous constituons aujourd'hui un peuple de consommateurs effrénés et de farceurs à la petite semaine. Des combinards, oui, il en existe, des bricoleurs aussi font dans le trompe-l'oeil et l'immédiatement utilitaire. Mais l'inventeur -auquel se rattachent des notions aussi paralysantes que l'effort, la patience, le génie, le désintéressement, relève d'une race encore inconnue chez nous.Vous venez perturber notre paysage familier d'hommes qui quêtent des pensions de guerre, des fonds de commerce, des licences de taxi, des lots de terrain, des matériaux de construction ; qui usent toute leur énergie à traquer des produits introuvables comme le beurre, les ananas, les légumes secs ou les pneus. Comment voulez-vous, je vous le demande, que je classe votre invention dans cet univers oesophagique ?"  (Editions du Seuil,1991, coll. Points Seuils, p 41 et 42)

Les représentants de l'ordre religieux incriminés dans ce livre se sont bien vengés de l'auteur de ces lignes en envoyant  deux sbires l'abattre de deux coups de revolver au bas de son immeuble le 26 mai 1993. L'écrivain fait partie évidemment des inventeurs que les sociétés régies par une interprétation aberrante du Coran surveillent et, au besoin, suppriment.

2. Société de consommation et culture

Mais la deuxième partie de ce texte plein d'ironie pourrait sans peine être adaptée à notre société déchristianisée et convertie à la religion de la consommation.
Qu'est-ce qu'une société de consommation ? Hannah Arendt, à ma connaissance, a donné la meilleure définition d'une telle société dans le 6ème des huit essais qui constituent la Crise de la Culture.

Une société est dite "de consommation" quand elle prend comme paradigme de relation à l'objet la relation de l'être vivant à la nourriture. Celle-ci répond a un besoin, est incorporée et retourne dans la nature à l'état de déchet. Lorsqu'on retrouve ce type de relation à l'ensemble de la création culturelle et artistique, on assiste à l'avènement concomittant sur un territoire donné de la société de consommation et de la culture de masse. Une telle société, par exemple, se servira du paysage en l'offrant en pâture à un car de touristes, voyageurs pressés qui vont l'incorporer en quelques heures et le recracher sous forme de photos de vacances. Ils reviendront alors chez eux pour dire qu'ils ont "fait" les canyons de l'Arizona et le Golden Gate de San Francisco, qu'ils ont fait la "Tour Eiffel" et le "musée de l'Orangerie" ; ils ont fait tout cela, c'est à dire qu'ils ont rayé tous ces plats et hors d'oeuvres du menu de leurs agapes vagabondes.

3. L'homo consumens n'est pas un homo faber

Les Particules élémentaires constituent un témoignage profond mais ambigu sur ce type de société. L'un des personnage, professeur de Littérature dans un lycée de la banlieue parisienne constate simplement qu'il ne sert finalement à rien, qu'il n'a aucune notion sur la manière de fabriquer les ustensiles de la vie quotidienne : "tous ces objets qui m'entourent, que j'utilise ou que je dévore, je suis incapable de les produire ; je ne suis même pas capable de comprendre leur processus de production. Si l'industrie devait s'arrêter, si les ingénieurs et techniciens spécialisés venaient à disparaître, je serais incapable d'assurer le moindre redémarrage. Placé en contexte économique-industriel, je ne serais même pas en mesure d'assurer ma propre survie : je ne saurais même comment me nourrir, me vêtir, me protéger des intempéries ; mes compétences techniques personnelles sont largement inférieures à celles de Néanderthal. Totalement dépendant de la société qui m'entoure, je lui suis pour ma part à peu près inutile ; tout ce que je sais faire, c'est produire des commentaires douteux sur des objets culturels désuets. Je perçois cependant un salaire et même un bon salaire, largement supérieur à la moyenne. La plupart des gens qui m'entourent sont dans le même cas." (Flammarion, 1998. coll. J'ai lu, p202)

Ce constat, je le fait plusieurs fois par semaine et c'est même chez moi un souci de plus en plus prégnant (parler d'angoisse serait exagérer). J'ai été soulagé récemment d'apprendre que le guetto de Varsovie avait comporté jusqu'à la fin une bibliothèque dont j'aurais pu être l'hôte pour mes compagnons d'infortune, si j'avais été juif polonais dans les années 40. Mais la plupart des juifs internés dans ce ghetto qui avaient avant-guerre des professions intellectuelles ont du pour survivre se trouver d'autres talents et compter sur les quelques savoirs-faire que leur avait transmis leurs parents. Je me demande d'ailleurs s'il ne serait pas bon que les parents d'aujourd'hui encouragent leurs enfants, en plus du bac, à passer quelque CAP de menuiserie, de mécanique ou d'électronique en prévision des catastrophes futures. En effet, il ne servira à rien de savoir programmer en java ou en HTML au cours des prochains conflits, car le réseau informatique sera la première cible choisie par l'ennemi (Les Estoniens ont eu la semaine dernière un avant-goût de ces block-out informatiques cf. Le Monde du 20 mai 2007 "Les cyberattaques massives d'origine russe contre l'Estonie préoccupent l'Alliance atlantique"). Les prochaines guerres seront gagnées avec le télégraphe à bras.

Je pense aussi à ces marins qui embarquent trois GPS dans leur navire au cas où deux d'entre eux tomberaient en panne. Ne vaut-il pas mieux apprendre la navigation à l'estime, se familiariser avec les courants, savoir calculer la méridienne à midi, s'initier à la navigation astronomique ? Il n'y a que sur un bateau à voile que j'ai l'impression de maîtriser un peu la technologie que j'utilise ; je calcule la force des courants, j'estime le poids du vent dans ma voile, dans mes écoutes et dans mes drisses, je devine ses changements de direction en sentant son souffle sur mes oreilles ; je jauge ma gîte et la vitesse qu'elle me donne ou m'empêche d'avoir. Quand les cartes marines étaient encore sommaires, les marins de Paimpol savaient qu'ils pouvaient contourner sans difficulté les rochers de Bréhat en alignant, au débouché du chenal de la Moisie, l'amer du Rozedo et la chapelle Saint Michel ; ils se transmettaient cet alignement de père en fils, comme dans d'autres familles, on se transmettait l'art de découper des filets de poisson ou bien la durée de sêchage du lin.

Les réparations de fortune que des marins anonymes arrivent à faire sur leur bateau montrent bien que le voilier standard demeure à un stade de complexité qui n'excède pas les facultés de compréhension de qui n'est pas mécanicien ou électronicien ; on ne peut pas en dire autant de l'automobile.

Conclusion

N'est-ce pas le souci de mesurer ses compétences techniques personnels à celles -disons de nos ancètres les Gaulois- qui anime tel de mes amis, bientôt docteur en Lettres, qui s'est mis il y a un an à fabriquer des couteaux (il forge lui-même ses lames dans son petit garage-atelier à Peillac et fait venir des essences d'arbre pour façonner les manches) ? N'est-ce pas le sentiment d'être pris dans une société oesophagique qui donne l'envie à d'autres de construire eux-mêmes les cadeaux qu'ils vont offrir à Noël ?

 

Publié dans philosophie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article